LES INITIATEURS DE LA SOCIETE "LA HAUTE-AUVERGNE"


La deuxième partie du XIXe siècle est marquée dans le Cantal comme dans l'ensemble de la France par une prise de conscience de la valeur propre du régionalisme et de la culture locale, dans les domaines littéraires, scientifiques et historiques.

C'est une réaction à ces excès centralisateurs, amorcés sous l'Ancien Régime et multipliés depuis lors, qui ont abouti à la disparition des provinces.

Dans le Cantal ce mouvement s'est traduit au milieu du siècle par la création d'une "Association cantalienne" dont le but précis était la continuation de l'oeuvre de M. de Ribier du Châtelet, c'est-à-dire le Dictionnaire statistique et historique du Cantal. Mais dès que les cinq tomes du dictionnaire ont été achevés (1857), l'objet de l'association s'est trouvé rempli et l'association s'est dissoute.

Depuis cette époque, les recherches d'histoire locale en Haute-Auvergne se limitaient à des parutions d'ouvrages isolés qui n'étaient pas propres à satisfaire l'engouement régionaliste de ce temps. M. Boudet qui fut notre premier président dénombrait une dizaine d'auteurs principaux qui au cours du XIXe siècle assuraient la continuité de la production historique : Bouillet, Dulaure, Lakairie, l'ingénieur Devèze, Durif, Mathieu de Laforce, Lalaubie, Delzons, Olleris, Imberdis. Il faut y ajouter J.-F. Raulhac, dont les travaux sous la Restauration sont essentiels pour l'histoire d'Aurillac, M. de Ribier du Châtelet qui dès 1824 publiait la première édition de son dictionnaire. Toutes ces oeuvres étaient éparses et ne pouvaient atteindre l'ensemble des Cantaliens éclairés qui étaient avides de connaissances locales.

En 1894, le grand mouvement méridional en faveur d'une renaissance de la langue d'oc s'est manifesté avec éclat par la parution dans la presse d'un manifeste rédigé par le poète Arsène Vermenouze lui-même et par la création de l'Ecole auvergnate qui comprenait à ses débuts plus de 190 membres. J'ai eu l'occasion lors du colloque du 12 septembre dernier de présenter cette époque du félibrige dans le Haut-Midi ainsi qu'on appelait alors la province d'Auvergne.

Mais la recherche historique et scientifique attendait toujours l'heureuse initiative qui parviendrait à la création d'une société savante, qui fédèrerait les talents déployés par les chercheurs et les érudits, comme il en existait dans tous les départements voisins. L'abbé Courchinoux, directeur du journal aurillacois La Croix cantalienne, avait formé le projet de la fondation d'une société culturelle qui publierait une revue. Il s'en était ouvert notamment au chartiste cantalien Louis Farges, alors en poste au ministère des affaires étrangères, et à l'archiviste du Cantal, Charles Aubépin. Ce projet avait paru excellent mais n'avait pas été suivi d'effet.

Il fallut attendre l'arrivée à Aurillac en août 1898 d'un nouvel archiviste, jeune, plein d'allant et d'une grande culture, Roger Grand, pour que le projet prenne vie. Dans les derniers jours du mois de novembre, adoptant ainsi la technique suivie quatre ans plus tôt par Arsène Vermenouze lors de la création de l'Ecole auvergnate, il faisait paraître dans la presse un appel invitant tous les historiens, géologues, archéologues et artistes à se rassembler dans une société savante qui prendrait le nom de société "La Haute-Auvergne". Dans un style à la fois enthousiaste et convaincant, il demandait à chacun d'apporter son concours à cette oeuvre de "décentralisation et de progrès intellectuel" comme il la dénommait. Quelques passages, qui délimitent les contours et les raisons profondes du projet, méritent d?être cités. Ils sont la charte même de la fondation de notre société.
"Si l'on excepte", disait Roger Grand, "certains ouvrages remarquables publiés par des hommes de grand savoir et de talent, l'histoire de ce pays est encore peu ou mal connue, une grande partie des archives qui en constituent les précieux éléments est ignorée de tous. Et pourtant depuis le IXe siècle qui vit créer la célèbre abbaye d'Aurillac, jusqu'à la Révolution, en passant par les sanglantes luttes, les pillages du XIVe siècle et par les sombres drames du XVIe, nombre de faits passionnants appellent l'étude impartiale et sérieuse des hommes qui tiennent à ne pas vivre en étrangers dans leur propre pays.
"Les monuments romans de la Haute-Auvergne attendent encore l'archéologue qui dans une oeuvre d'ensemble, montrera quelle doit être la place du groupe cantalien dans la splendide école d'architecture auvergnate dont les chefs-d'oeuvre couvrirent le centre de la France au XIIe siècle.
"Le parler des Montagnes d'Auvergne auquel la vaillante Escolo oubergnato donne aujourd'hui une nouvelle vigueur demanderait à être étudié dans ses origines et dans son évolution avant d'être fixé dans un vocabulaire dont le besoin se fait sentir.
"Enfin le sol si convulsé, la flore si variée et quasi alpestre de notre massif montagneux fournissent au géologue et au botaniste un admirable champ d'études théoriques et pratiques."
Il terminait ainsi son message, après avoir interpellé tous les érudits : "La société ferait sentir son action par la solidarité qui s'établirait d'elle-même entre ses membres par quelques séances annuelles et par la publication d'une Revue de la Haute-Auvergne."

Plus de 160 adhérents apportent leur soutien à l'oeuvre ainsi entreprise. Ils sont issus pour une part du cercle de l'Union, au sein duquel se retrouve l'élite de la bourgeoisie locale et qui a lui-même succédé à la société littéraire, cabinet de lecture et de conversation du début du siècle dont les réunions se tenaient en l'an XII dans les salons de l'hôtel Cambefort d'Ouradou, rue de Lacoste . Vingt-cinq pour cent des adhérents de "La Haute-Auvergne" sont également d'après M. Chanet membres de l'Ecole auvergnate. Nous y voyons érudits, hommes politiques, journalistes, propriétaires terriens, magistrats, avocats, notaires, fonctionnaires... Quelques-uns résident en dehors du Cantal et attendent de la revue qu'elle les tienne au courant de l'activité culturelle du département dont ils sont originaires.
Le prologue de la société étant dressé, il convient de retracer le déroulement, de ses premières années, depuis le 18 décembre 1898 : en découvrant d'abord les péripéties initiales, ce sera notre première partie et ensuite, en esquissant le portrait de tous ceux qui ont marqué de leur empreinte le début du parcours, ce sera la deuxième phase de cette communication.

1. Les péripéties initiales et leur suite.

Toute la presse locale avait annoncé que la séance constitutive aurait lieu le 18 décembre 1898, dans l'après-midi, à l'hôtel de ville d'Aurillac, il y a juste cent ans. La présidence était assurée par le maire, le docteur Francis Fesq. La séance se poursuivra le 12 janvier 1899, toujours à l'hôtel de ville mais sous la présidence de M. Chaloin, avocat, premier adjoint.
Pour comprendre les difficultés qui vont se faire jour, il faut se remémorer le contexte historique. La France était secouée par l'affrontement politique généré par l'affaire Dreyfus. La province comme la capitale étaient la proie de dissensions profondes : les dreyfusards qui voyaient enfin l'innocence du capitaine Dreyfus en voie d'être reconnue trouvaient une vigueur nouvelle, tandis que les anti-dreyfusards, aux prises avec le fléchissement de leur propre conviction, n'en étaient que plus virulents. Toute cette effervescence était attisée par la presse aussi bien parisienne que locale .
C'est dans ce bouleversement des idées et des esprits que quelques jours avant l'élection du bureau, L'Auvergnat de Paris avançait pour le poste de président de la nouvelle société le nom d'Emile Duclaux, disciple et successeur de Pasteur, vice-président de la Ligue des droits de l'homme, grand savant, très connu de tous par ses opinions dreyfusardes. Les adhérents qui dans leur grande majorité appartenaient à la bourgeoisie cocardière anti-dreyfusarde ne pouvaient que se cabrer. Le résultat fut qu'Emile Duclaux ne recueillit que onze voix. Le vote désigna pour la présidence M. Marcelin Boudet, magistrat, alors conseiller à la cour d'appel de Grenoble, ancien président du tribunal de Saint-Flour, qui était un des meilleurs historiens de la Haute-Auvergne. Ce choix intervenait à l'insu de l'intéressé qui, retenu loin du Cantal par sa carrière, hésita à accepter le poste qui lui était ainsi offert. Déjà une partie de la presse annonçait pour le remplacer un possible recours au comte de Dienne, lorsque finalement, M. Boudet, faisant taire ses appréhensions, annonça qu'il acceptait les responsabilités de président.

Pour les quatre postes de vice-président un premier scrutin donnait les résultats suivants : Adolphe de Rochemonteix fort connu pour ses travaux sur l'art roman, Charles Delzons, président du tribunal d'Aurillac, Barthélémy Dupuy, chimiste, lauréat de l'Institut, et Pierre Valentin, président du tribunal de Saint-Flour. M. Delzons ayant déclaré qu'il ne pouvait accepter, en raison de ses occupations professionnelles, il était remplacé par Eugène Lintilhac, dreyfusard notoire, professeur éminent, journaliste, membre influent de l'Ecole auvergnate et futur sénateur. Ainsi un savant dosage, auquel la diplomatie de M. Delzons avait certainement concouru, assurait à chaque partie de l'opinion une représentation.

Les postes de secrétaire général et de trésorier étaient respectivement attribués à Roger Grand et au poète Arsène Vermenouze. Au sein du conseil d'administration figuraient le savant Marcelin Boule, Louis Farges, Xavier Charmes, membre de l'Institut, ainsi que le maire d'Aurillac, Francis Fesq, et un ecclésiastique, le chanoine Pau.
La presse se faisait l'écho des dissensions qui avaient marqué les élections. Le Moniteur, journal conservateur, sous la plume de M. Brunon, se gaussait de l'échec d'Emile Duclaux. Celui-ci rétorquait que sa candidature avait été posée sans qu'il en soit averti. Il annonçait en même temps qu'il cessait toute activité officielle dans le Cantal, notamment comme président de l'amicale des anciens élèves du collège et du lycée d'Aurillac. Le Moniteur ironisait en soutenant que si Emile Duclaux mettait fin à ses attaches cantaliennes c'était en raison du vote significatif des membres de "La Haute-Auvergne". Assez curieusement l'abbé Courchinoux développait également sa rancoeur dans La Croix du Cantal et accusait Roger Grand de carriérisme. Il regrettait sans doute que son imprimerie n'ait pas été choisie pour réaliser la nouvelle revue.
Marcelin Boule, quant à lui, refusait les fonctions d'administrateur, dans une lettre écrite à Roger Grand, qu'il faisait publier dans L'Indépendant du Cantal. Ami d'Emile Duclaux, il dénonçait l'attitude de la société : "Aujourd'hui vous m'informez que j'ai été nommé membre du conseil d'administration de La Haute-Auvergne. Je vous prie de vouloir bien transmettre à la jeune compagnie tous mes remerciements pour cette haute marque d'estime et je vous prie également de lui exprimer tous les regrets que j'éprouve de ne pouvoir accepter le mandat qu'elle a bien voulu me confier. Non seulement mon éloignement d'Aurillac fait que je ne pourrais exercer ce mandat, mais encore je ne partage pas les idées qui paraissent avoir présidé à l'organisation de la société. Enfin, il me semble que celle-ci, dès ses premiers actes, a obéi à des préoccupations étrangères au côté purement scientifique, le seul qui dans l'espèce puisse m'intéresser..."

C'est Roger Grand lui-même qui dans une allocution prononcée lors de l'assemblée générale de 1903, redressera les fausses interprétations et replacera la constitution de la société dans de justes perspectives. Il s'exprimait ainsi : "L'heure était difficile. Une affaire malheureuse, sur la solution de laquelle les meilleurs esprits se trouvaient en complet désaccord, avait divisé la France en deux camps opposés et permis à la dissolvante politique de s'infiltrer là-même où elle n'aurait dû jamais entrer.
"Les pronostics de mauvaise augure affluaient... L'individualisme auvergnat devait disait-on opposer à tous les efforts une barrière infranchissable. On représentait en effet nos compatriotes comme aussi jaloux de faire respecter cet individualisme chez eux que d'affirmer leur solidarité dehors. Et de fait, plusieurs exemples d'entreprise ayant avorté misérablement après l'enthousiasme des débuts, étaient là, joints au nombre infime des sociétés cantaliennes, opposé à la richesse de certaines contrées à cet égard, pour incliner au découragement. On parlait aussi de querelles de coterie à apaiser, de jalousies à éteindre, de susceptibilités personnelles à ménager, de petites ambitions à satisfaire. C'est l'ordinaire accompagnement de toute création de groupement, quel qu'il soit.
"Et pourtant, envers et contre toutes les prévisions, l'appel au public lettré de Haute-Auvergne à peine lancé, les adhésions s'élevèrent au chiffre de deux cents.
"Feu de paille comme tant d'autres, dirent alors les prophètes de malheur. Certes il y eut bien vite des défections. Plusieurs, dues à une interprétation complètement erronée de nos idées et de nos intentions, vinrent, en nous privant du concours de savants éminents, donner un rude coup à l'édifice en construction et compromettre un instant sa stabilité des difficultés s'enchevêtrèrent : les attaques plurent de tous côtés sur la tête des malheureux organisateurs dont on dénaturait à plaisir les intentions.
"Persévérance et belle humeur vinrent à bout de tout. La diversité même et l'incohérence des polémiques, en montant que les politiciens n'avaient pas trouvé leur compte, prouvèrent qu'on était dans le droit chemin."


En fait dès les premières années la réussite de la société montrait qu'elle était vouée à un bel avenir ; la qualité de sa revue, la valeur des collaborateurs s'imposaient. Les congrès qu'elle organisait étaient des réussites .
Comment en aurait-il été autrement en ce début de siècle où le niveau de l'élite intellectuelle cantalienne était exemplaire, ainsi que l'observait Marcelin Boudet lui-même en 1903 ' Jean-Baptiste Rames était devenu une lumière de la préhistoire, Marcelin Boule et Louis Farges venaient de composer un guide du Cantal fort admiré, Adolphe de Rochemonteix publiait une remarquable étude sur les églises romanes du Cantal, Jean Ajalbert lançait ses premiers ouvrages littéraires, Gustave Saige, conservateur des archives de Monaco, et le comte Edouard de Dienne publiaient un ouvrage exemplaire sur le Carladès et Arsène Vermenouze se révélait comme poète de grand talent. Il faut y ajouter les premiers travaux de Pierre Marty, spécialiste de la paléontologie végétale, les publications des frères Charmes, éminents publicistes, et celles des frères Brunhes qui faisaient autorité : Jean Brunhes professeur au Collège de France, spécialiste de la géographie humaine, Bernard Brunhes, directeur de l'observatoire du Puy-de-Dôme.
Plusieurs de ces auteurs talentueux étaient des collaborateurs de la revue, ou assuraient un rôle dans l'administration de la société : Adolphe de Rochemonteix, le comte de Dienne, Pierre Marty, Bernard Brunhes et tant d'autres.
Aussi c'est dans la sérénité la plus totale que M. Boudet faisait procéder en 1903, aux élections de renouvellement du conseil d'administration du bureau. Il était confirmé dans les fonctions de président, Bernard Brunhes, le maire Francis Fesq, le numismate Henri du Fayet de La Tour accédaient aux fonctions de vice-président, Jean Delmas devenait trésorier en remplacement d'Arsène Vermenouze, le docteur de Ribier était secrétaire adjoint, tandis qu'Alphonse Aymar, collaborateur habituel de la revue, était élu administrateur.
Confiant, Marcelin Boudet donnait libre cours à sa satisfaction. Ayant pris sa retraite, il pouvait se consacrer au gouvernement de la société. Ce n'est qu'en 1910 qu'il demandera à être remplacé par Louis Farges qui sera alors élu président. Mais jusqu'à sa mort survenue en 1915, il conservera un rôle primordial d'administration.

C'est à cette même époque, qu'agissant de concert avec le prince de Monaco, la société fit l'acquisition du rocher de Carlat et le lui rétrocéda officiellement en 1914. J'ai livré le récit de cette affaire de Carlat lors du forum des associations culturelles en 1997.
La vitesse de croisière était alors acquise et le renom de la société s'affirmait, dans l'attente d'une reconnaissance d'utilité publique qui sera octroyée en 1925.
Le rôle des initiateurs dans ces premières années doit maintenant être mis en lumière.

2. L'action personnelle des initiateurs de la société.

C'est vers Roger Grand que se porte d'abord notre attention, puisqu'il est le fondateur de la société. De ce titre, il avait pleinement conscience : il aimait dire qu'il était "le parrain" de la société "La Haute-Auvergne".
Pour mesurer les mérites qui sont les siens, dans le coup d'éclat de novembre 1898, il faut considérer que Roger Grand, jeune diplômé de l'Ecole des chartes, avait seulement 23 ans lorsqu'il prit possession de son premier poste à Aurillac au mois d'août et que c'est trois mois après qu'il fit paraître son appel dans la presse pour la constitution d'une société savante. Il resta à peine cinq ans en fonction à Aurillac, mais il fut conquis par le charme du Cantal. Ne confiait-il pas après son départ combien il regrettait les amitiés si solides qu'il y avait nouées, combien son coeur s'était serré lorsqu'il avait fallu quitter cette nature agreste et vigoureuse qui lui rappelait par bien des côtés la Bretagne, ce pays natal où il revenait à la fin de l'été 1903, grâce à une nomination à Nantes ? Il ajoutait que pendant toute sa période aurillacoise, la société "La Haute-Auvergne" avait eu le meilleur de ses pensées et de ses travaux. Il exaltait enfin son amour pour cette terre d?Auvergne qui avait fait de lui, disait-il, un véritable fils adoptif.
Le lien très fort qui l'unissait au Cantal, il le conserva toute sa vie. Il revenait à Aurillac pour faire des conférences et malgré son éloignement, il rédigeait des travaux sur l'histoire de notre province qui faisait autorité. J'en veux pour preuve (outre les publications de chartes de libertés communales et le commentaire du journal de l'abbé Textoris), son ouvrage magistral Les Paix d'Aurillac, paru en 1945, et son livre sur le château d'Anjony Une race, un château, Anjony au pays des montagnes d'Auvergne, paru en 1951, presque cinquante ans après son départ d'Aurillac.
S'il devait achever prématurément sa carrière d'archiviste départemental, en raison de problèmes de santé, - le risque d'un décollement de la rétine -, il devait néanmoins pleinement réussir son cursus.
Devenu agriculteur sur son domaine de Keverho, syndicaliste agricole corporatiste, disciple de Le Play et d'Albert de Mun, il séduit les paysans du Morbihan qui en 1927 l'incitent à se présenter comme sénateur. Il est élu. Il accepte également de revenir à l'Ecole des chartes pour occuper la chaire d'histoire du droit. Dans les dernières années de sa vie, il connaît une nouvelle consécration : son élection comme membre de l'Institut.
Tout au long de son existence, il mérita les succès en raison de qualités exceptionnelles : large intelligence, clairvoyance, hauteur de ses vues, détermination sans faille, chaleur de ses sentiments et un beau style littéraire qui rendait tous ses écrits si agréables à lire.
Tous les éloges qui lui ont été décernés ont associé son épouse, Madame Roger Grand, qui l'entourait d'une constante affection et d'une présence attentive. Je ne peux manquer de rappeler son souvenir. J'ajouterai qu'il était accueillant pour les Auvergnats. Je garde en la mémoire la visite que je lui ai faite à Paris au début de l'année 1957, avec ma femme qui était alors ma fiancée. Il nous reçut avec beaucoup de bonté et me prodigua d'utiles conseils pour la réalisation de ma thèse sur la féodalité dans les Montagnes d'Auvergne. Je ne l'oublie pas.


Hommage doit être rendu maintenant au premier président de la société, Marcelin Boudet.
Lorsqu'il a été élu président, il était âgé de 64 ans puisqu'il était né à Maringues, en Basse-Auvergne, le 3 décembre 1834. Après avoir présidé le tribunal de Saint-Flour de 1883 à 1897, il avait accepté depuis un an et demi le poste de conseiller à la cour d'appel de Grenoble. Il restera dans ces fonctions jusqu'en 1903, date à laquelle il sollicita sa retraite tant en raison de son âge, - il avait 68 ans -, que "d'honorables scrupules", ainsi que le mentionne son biographe dans la Revue de la Haute-Auvergne, Alphonse Aymar.
Installé rue Blatin à Clermont-Ferrand, il put alors se consacrer entièrement à ses travaux historiques. Marcelin Boudet était un chercheur infatigable. A son actif on dénombre 78 publications en forme soit d'articles soit d'ouvrages. La liste se termine par la parution dans la revue d'une importante (plus de 60 pages) notice nécrologique sur le duc de La Salle, au début de l'année 1915.
Les oeuvres maîtresses de cette imposante moisson sont certainement d'une part en 1900 Les registres consulaires de Saint-Flour qui furent récompensées par l'Institut et qui constituent une véritable fresque de la vie municipale aux XIVe et XVe siècles dans cette ville inviolée et d'autre part Le cartulaire du prieuré de Saint-Flour, qui parut en 1910 dans la collection des documents historiques publiés par ordre du prince Albert Ier de Monaco. Ces deux ouvrages traduisent l'intérêt fondamental qu'il portait envers sa ville de prédilection, Saint-Flour.
Marcelin Boudet partageait ses articles entre plusieurs revues, comme L'Auvergne historiques, le Bulletin de l'académie de Clermont, la Revue d'Auvergne et même le Bulletin de l'académie delphinale de Grenoble lorsqu'il résidait en cette ville. Cependant la Revue de la Haute-Auvergne recevait la part la plus importante : elle s'est enrichie de 32 articles de son président, jusqu'à sa mort en 1915.

Ce qui marque l'oeuvre de Marcelin Boudet, c'est l'exigence du texte. Il a pour principe de ne rien avancer qui ne soit justifié par une référence précise tirée d'un acte authentique. Ainsi toute son oeuvre accorde la primauté à la publication des textes eux-mêmes. La devise qui lui est prêtée et qui siffle comme un slogan en est également l'illustration : "Du nouveau, du local, du prouvé".
C'est que Marcelin Boudet exprime solennellement lors de son discours de l'assemblée générale de 1903. Il déclare en effet que "le rôle des sociétés provinciales est de recueillir les renseignements locaux dans les entrailles du sol, dans les objets publics et privés et de fournir ainsi leur part de matériaux neufs à l'édifice d'ensemble que les synthétistes continueront plus tard".
Ainsi se dessine le caractère de Marcelin Boudet : un profond besoin de vérité, de sincérité et d'honnêteté, tout ce qui fait également un grand magistrat, attaché à l'intégrité, à la justice rendue en conscience, habitué encore à trouver dans les textes de loi et dans l'incontournable preuve la solution aux questions que posent les conflits de la vie en société. Je crois que c'est là que se noue l'alliance secrète entre la magistrature et l'érudition : l'exigence de la preuve.
Marcelin Boudet ajoutait un grand élan de passion, qui faisait passer sur ses écrits un souffle et une exaltation auxquels le lecteur ne pouvait rester insensible. Il avait également un sens aigu du devoir et la volonté de ne pas se dérober devant les difficultés. Il l'a prouvé lorsqu'il a accepté le mandat qui lui a été confié par la société en 1898, sans qu'il se soit porté candidat. M. Boudet a été un grand président.


Un autre membre éminent de la société mérite la qualité d'initiateur. Il s'agit de Louis Farges.
Lorsqu'il est élu membre du conseil d'administration de la société en 1898, à l'âge de 40 ans, il est déjà fort connu. Non seulement sa carrière prometteuse d'archiviste au ministère des affaires étrangères lui assure des succès dans l'administration et les relations publiques, mais il accroît sa notoriété par sa fidélité à deux personnalités de premier plan qui étaient ses parents : Emile Duclaux et Arsène Vermenouze. Son action au sein de la colonie cantalienne de Paris et lors de la création de l'Ecole auvergnate en 1894 retiennent également l'attention de ses contemporains : il fait savoir qu'il aime la langue d'oc, qu'il aime son terroir.

Vis-à-vis de la société "La Haute-Auvergne", il est acquis dès le début à l'idée d'une société savante dans le Cantal, même si l'échec d'Emile Duclaux au poste de président lui laisse comme à Vermenouze une insatisfaction certaine.
Louis Farges accepte en 1910 de prendre le relais des fonctions présidentielles dont Marcelin Boudet entend se décharger. Il aura la sagesse de laisser à ce dernier le gouvernement de fait de la société, n'intervenant que pour des événements exceptionnels. Tel sera le cas de l'affaire "du rocher de Carlat". Il aura l'intelligence de faire comprendre aux membres de l'association qui veulent conserver Carlat que ce n'est pas l'objet d'une société savante de posséder un rocher même si celui-ci est un haut lieu historique. Il oeuvrera en conséquence pour une rétrocession au prince de Monaco et il sera suivi. A partir de 1915, date de la mort de Marcelin Boudet et jusqu'en 1941, époque de son propre décès, il assumera la responsabilité de "La Haute-Auvergne."
Parallèlement à sa carrière professionnelle qui le conduit aux postes de consul à Carthagène et à Bâle, de ministre plénipotentiaire, il s'impose par ses écrits sur l'Auvergne. Vingt-huit de ses articles sont publiés dans la revue. Par ailleurs, il multiplie les ouvrages où son amour de l'Auvergne brûle de tous ses feux : en 1900, en collaboration avec Marcelin Boule, le Guide du touriste du naturaliste et de l'archéologue, en 1928 La Haute-Auvergne, une description, une histoire, un voyage de tourisme et d'art et en 1932 Ma terre, préfacé par son ami, l'académicien Pierre de Nolhac.
Durant toute sa vie il se montre un ardent propagandiste du voyage, célébrant les paysages, les monuments de son pays, oeuvrant pour promouvoir syndicats d'initiative et offices de tourisme, acceptant d'assurer des responsabilités au Touring-Club. Au début du vingtième siècle, il crée le syndicat d'initiative du Cantal. Comme Marcelin Boudet, il allie au respect de la tradition, un sens très vif de rigueur morale, le besoin de servir et l'esprit patriotique. De telles qualités lui valent ses succès politiques. Après la guerre de 1914-1918, il sera député du Cantal de la Chambre bleu horizon. En 1938 il préside la séance de clôture des fêtes de Gerbert. Trois ans plus tard, profondément atteint par les ombres de 1940, il décédera dans la tristesse et aussi l'espérance.


A cette trilogie qui constitue manifestement le bastion des fondateurs de la société "La Haute-Auvergne", il convient d'ajouter trois autres personnalités qui dès le début s'investirent fortement dans l'association, méritant ainsi le qualificatif d'initiateur : Jean Delmas, Alphonse Aymar et le comte de Dienne. Leur prédilection pour "La Haute-Auvergne", ils la témoigneront jusque dans leurs ultimes volontés, puisqu' ils lui légueront des biens importants.

Jean Delmas est fort connu des chercheurs en raison même de ses publications historiques (15 articles dans la revue) et de ses collections. Depuis la fin du XIXe siècle, jusqu'à 1913, date de sa mort prématurée, il ne cessera de réunir tous les documents intéressant l'histoire du Cantal. Je pense notamment à la liste des suspects trouvée chez Jean-Baptiste Carrier, au cahier de généalogie des familles notables d'Aurillac rédigé au XVIIIe siècle par un anonyme... Quelles sources de grande importance qui sans lui ne seraient pas venues jusqu'à nous !
Il était en son temps le meilleur spécialiste de la Révolution dans le Cantal et de la période qui a suivi, ainsi qu'il résulte de ses travaux mêmes dans la revue.
"La Haute-Auvergne" lui est reconnaissante également à un autre titre : en l'absence de M. Boudet et de M. Farges, c'est lui qui assurait le quotidien, la gestion courante. Membre du conseil d'administration depuis l'origine, il succéda dès 1903 à Arsène Vermenouze comme trésorier.
A sa mort, dix ans plus tard, sur sa volonté expresse, toutes ses collections, ses archives, sa bibliothèque revinrent à la société qui les a déposées aux archives départementales et les met ainsi à la disposition du public.


Alphonse Aymar était également un collaborateur assidu de la société. Tous les loisirs que lui laissait sa carrière dans l'administration des contributions directes, étaient consacrés à la rédaction d'articles pour la revue, 25 au total. Il conservait scrupuleusement ses correspondances et tous écrits relatifs à l'administration de la société. Classés et archivés par lui même, les documents constituent des sources fort intéressantes pour l'histoire de notre société et de la vie intellectuelle au début du siècle.
Adhérent de la première heure, il entra au conseil d'administration de "La Haute-Auvergne" dès le renouvellement de 1903. A sa mort en 1927, il légua une somme de 5000 F à notre association, qui a également recueilli sa bibliothèque et une partie de ses notes et qui lui exprime toute sa gratitude.


Edouard de Dienne, né en juillet 1848, issu d'une des plus anciennes familles des Montagnes d'Auvergne, consacra sa vie à la recherche historique. Outre sa thèse de doctorat en droit en 1875, sur les collèges et sodalités en droit romain, les associations religieuses en droit français et un ouvrage sur l'histoire du dessèchement des marais où il rappelait les travaux accomplis en Auvergne par ses ancêtres Strada, il s'attacha principalement à dresser en collaboration avec Gustave Saige l'histoire de cette vicomté de Carlat qui recouvrait près d'un tiers de la superficie du Cantal. C'est ainsi qu'il publia, en respectant la méthode historique moderne, deux tomes comprenant les documents eux-mêmes et l'histoire qui en résultait. Le titre même de l'ouvrage Documents historiques relatifs à la vicomté de Carlat est révélateur de la méthode.
Dès la fondation de 1898, le comte de Dienne apporta son soutien à la société et son nom, nous l'avons vu, fut avancé pour la présidence. En 1903, il entra au conseil d'administration. Il négocia, non sans difficultés, l'acquisition du rocher de Carlat, au bénéfice d'abord de la société "La Haute-Auvergne" puis du prince souverain de Monaco. Il publia 18 articles dans la revue, lui réservant la plupart de ses écrits auvergnats qui ne faisaient pas l'objet d'une parution indépendante.
A sa mort survenue en 1920, il constitua une fondation pour la survivance du nom de Dienne, avec un capital de 10 000 F dont la société "La Haute-Auvergne" fut l'attributaire. La société accepta. En plus de cette fondation, le comte de Dienne transmit à la société ses archives et sa bibliothèque composée de plus de 2000 volumes. Mademoiselle Bouyssou, tout récemment, a relaté dans un article quelle fut la destinée de cette bibliothèque . Le souvenir du comte de Dienne demeure et la société lui a une particulière reconnaissance.


Je m'en voudrais de ne pas citer également Charles Delzons, président du tribunal civil d'Aurillac, qui fut très présent dans la société au temps de sa fondation. Certes, il n'a pas publié d'ouvrage ni d'article dans la revue mais il a joué un rôle de fait considérable pour surmonter les querelles originaires liées aux rivalités extérieures à la société. Il était en effet un sage et un homme de conciliation, à tel point que ses mérites personnels propres ont valu l'attribution de son nom à l'une des rues de la ville.
Dans son discours de 1903, M. Boudet lui rend ainsi hommage :
"Quant à celui de nos administrateurs dont les avis nous ont rendu les plus grands services au milieu des difficultés de la première heure, vous avez tous son nom sur les lèvres. Il a été quelque chose comme président du conseil. Que votre modestie ne s'en émeuve pas, mon cher collègue et vieil ami, elle mériterait pire pour avoir laissé à d'autres le soin de présider entièrement aux destinées de notre association. Dans une lettre à l'auvergnat Pastor, - il devait être de la montagne -, Sidoine Apollinaire parle du 'sol si doux du pays qu'on foule toujours avec bonheur, même en passant.' Vous qui ne le quittez jamais et dont le nom de Delzons est mêlé à son histoire, vous auriez dû lui réserver le bénéfice de cette sûreté de vue et de pondération qui vous ont gagné l'estime et le respect de tous dans le département."
Ainsi sous des termes à peine voilés, M. Boudet laissait transparaître que la présidence de la société aurait du revenir à Charles Delzons et que tel était le vu des organisateurs. Seuls la modestie de l'intéressé avait déjoué le projet.
Il faut signaler que Charles Delzons a remis aux archives départementales du Cantal les importantes archives historiques détenues par lui-même comme collectionneur ou bien qu'il tenait de sa famille.


Comment enfin ne pas évoquer encore le grand poète Vermenouze qui dans son enthousiasme devant la création d'une société savante accepta d'en être le trésorier en 1898 ? A l'élite érudite qui se pressait au sein de la société, il ajouta le grand renom de la littérature régionale, le félibrige.


Il plaît à l'esprit de rechercher quel dénominateur commun pouvait unir les différents personnages qui se présentent à nous comme les initiateurs de la société.
J'y vois des hommes de devoir, des hommes de bien, sensibles au ton de bonne compagnie, passionnés de l'Auvergne, attachés à cette vérité, que manifestait leur respect scrupuleux des sources. Ils sont essentiellement des historiens qui ont laissé un nom et auxquels de nos jours il convient de se référer.
Historiens certes, mais je ne voudrais pas qu'ils nous donnent l'impression que la société en ses débuts était uniquement historique, car elle publiait aussi des travaux scientifiques appréciés par les contemporains, qu'ils émanent du paléontologue Pierre Marty, de Pagès-Allary, de Jean Brunhes et de tant d'autres. Il ne faut pas oublier que la première distinction qui a été conférée à la société a couronné ses publications scientifiques. En effet, l'Académie internationale de géographie a décerné au début du siècle à la société l'une de ses médailles d'argent, comme le rappelait Roger Grand en 1903.


Le tableau de cette compagnie naissante est donc celui d'une société savante, pénétrée de sa vocation, digne, aimée de ses membres, entourée du zèle de ses dirigeants. Elle fait honneur, je le crois, à son temps, au pays de Haute-Auvergne, qu'elle entendait servir sur le plan des lettres, des arts et des sciences, et dont elle prenait le nom avec déférence et amour. Elle n'a pas failli à ses ambitions.

René MONBOISSE