La revue de la Haute-Auvergne, 1898-1998

LA REVUE DE LA HAUTE-AUVERGNE, 1898-1998

1- « La société publie une Revue de la Haute-Auvergne »

Il apparaît clairement qu'aux yeux des érudits cantaliens de la fin du XIXe siècle, le but principal de la création d'une société savante était bien la publication d'une revue. Les statuts fondateurs n'évoquent qu'allusivement la possible tenue de « séances » (art. 9 et 10), et les deux premières réunions du conseil d'administration sont exclusivement consacrées à la mise en place de la revue. « Depuis [40 ans], avait-on pu lire dans la circulaire de convocation à la séance de fondation, la page du Cantal est restée blanche et vide dans le catalogue des travaux publiés par les sociétés des départements, alors que certaines régions voisines (...) peuvent montrer avec orgueil une longue liste, qui va s'augmentant de jour en jour ». La formation chartiste du principal initiateur de la Société, Roger Grand, n'était assurément pas étrangère à cet accent mis sur l'importance de la publication de travaux. Mais il faut aussi évoquer le précédent de la réalisation du Dictionnaire statistique du Cantal, achevée en 1857 par l'Association cantalienne créée à cet effet en 1851 : dans l'esprit des érudits de Haute-Auvergne, groupement de savants locaux et publication de travaux étaient donc selon toute vraisemblance étroitement associés.


La production érudite issue dès lors de la RHA peut être appréciée quantitativement grâce à la courbe représentant l'évolution du nombre de pages publiées chaque année, qui est en même temps le reflet de la vitalité de la Société.

Cette courbe permet de distinguer trois grandes phases :

Euphorie des premiers temps : en effet, le nombre de pages annuelles, élevé dès le départ, croît régulièrement jusqu'en 1907. Mais la décrue commence dès l'année suivante, sans attendre la guerre. Le départ de l'initiateur Roger Grand, dès 1903, est peut-être en cause. Mais le principal facteur explicatif semble être d'ordre financier, si l'on en croit ne lettre de Marcelin Boudet, datée du 31 janvier 1913 , qui propose de « recourir aux annonces et réclames industrielles ou commerciales » dans la revue pour améliorer la situation comptable.
Cela montre que le milieu de l'érudition cantalienne (ceux qui la produisent et ceux qui s'y intéressent comme lecteurs) est alors trop restreint par rapport aux ambitions des initiateurs, qui prenaient sans doute modèle sur d'autres sociétés savantes de France situées souvent dans des zones plus peuplées. Le nombre d'abonnés oscille entre 150 et 190, suivant grossièrement l'évolution du nombre de pages, mais sans parvenir à « décoller ». Le rapport de 2,5 pages produites pour un abonné était apparemment vite devenu difficile à tenir, d'où la réduction de la pagination.

Le Premier conflit mondial ne fait donc qu'accentuer et entériner pour longtemps une tendance existante ; il ne la provoque pas. Il inaugure, pour la RHA, une période de basses eaux qui court jusqu'au début des années 1950. Le nombre de pages produites tourne en moyenne autour de 150 par an, ce qui signifie, puisque le nombre d'abonnés reste stable par rapport à la période antérieure, que l'on s'est rapproché du rapport « 1abonné = 1 page ».
C'est dans ce laps de temps que sont concentrés la totalité des quelques numéros de la revue regroupant plusieurs années, masquant habituellement l'arrêt momentané de la parution.
Ces irrégularités se manifestent logiquement au moment des conflits mondiaux, mais perdurent après le second.
Entre les deux guerres, une certaine stabilité et une certaine régularité avaient pu être recouvrées à partir du milieu des années 1920, peut-être grâce à la disponibilité nouvelle que procurait alors au président de la SHA, Louis Farges, la perte de son siège de député du Cantal en 1924. Le niveau d'ambition est alors plus restreint qu'au début du siècle : lors d'un regain de prospérité au milieu des années 1930, la revue frôle les 280 pages par année, mais sans les dépasser. Elle n'est pourtant plus la seule publication dans laquelle s'implique la SHA, qui diversifie ses productions, peut-être pour conquérir un public plus large que celui de ses habitués : les textes des conférences organisées sont édités ; la Société participe au financement de l'ouvrage de Roger Grand sur les Paix d'Aurillac en 1932 ; enfin, elle produit en 1937 le premier (et longtemps unique) tome de sa collection « Mémoires », sur les Colonies xérothermiques... En 1932, le compte-rendu de l'assemblée générale faisait état de la possibilité de garantir désormais une publication régulière de la revue, mais regrettait que l'étroitesse des ressources financières ne permette pas d'engager ou de pousser plus avant les autres projets de la Société.

La troisième période, celle d'une reprise consolidée puis renforcée, s'ouvre avec les années 1950.
La mobilisation locale en faveur d'un redémarrage, initiée par Henri Tricot, s'est semble-t-il étalée sur plusieurs années. Alors qu'en 1945, le total des abonnés-adhérents s'établissait à 255, il était porté à 340 en 1949, ce qui représentait alors un record, à l'aune des autres chiffres qui nous sont parvenus pour les années précédentes ; cela semble donc correspondre au résultat d'une campagne de recrutement d'abonnés. L'effectif des abonnés retombe d'ailleurs par la suite, au milieu des années 1950, autour de 250, soit environ 50 % de plus que la moyenne d'avant-guerre : voilà de quoi dégager une marge financière plus large, assise saine pour la réinstallation de la RHA dans le paysage de l'érudition cantalienne.
Le nombre de pages produites par année connaît une augmentation régulière de 1952 à 1957, pour se stabiliser alors, dans les années 1960 et 1970, sous la présidence d'Abel Beaufrère puis de Pierre Wirth, autour du seuil des 300, la direction de la revue étant alors de nouveau assurée par le directeur des archives départementales, Melle Léonce Bouyssou, après un intermède où elle avait été confiée au directeur du musée, Henry Delmont.
Dans les années 1980 et 1990, la croissance repart, pour aller rejoindre la barre des 400 pages par an, et ce malgré les changements successifs de directeurs de la revue (Melle Bouyssou jusqu'en 1982, puis Melle Marion de 1982 à 1984, Pierre Wirth, Jacques Mazel, Christian Marchi et enfin J. Dejou assisté par la suite de J.-E. Iung), malgré, aussi, les changements de présidents de la SHA (A. Muzac, puis M. Delzons, et enfin R. Monboisse) : les transitions auraient pu être difficiles, elles ont apparemment été, au contraire, des facteurs de dynamisation. En outre, preuve d'une vigueur éditoriale recouvrée, la collection « Mémoire » a été relancée dans la dernière décennie, alors que jusque là la Société s'était contentée de numéros spéciaux de la RHA pour développer certains thèmes de façon marquée (hommages à R. Garric, à M.-A. Méraville... ; Millénaire d'Aurillac en 1972, histoire du collège puis du monastère de Mauriac) ou pour publier des actes de colloques (Volcanisme et phénomènes associés en 1974, Le migrant en 1985).
Ce dynamisme est rendu possible en grande partie par une prospérité que n'avait jamais connu la RHA au cours du siècle écoulé : le public intéressé par l'érudition locale cantalienne s'est élargi, et le nombre d'abonnés dépasse en 1998 les 660. C'est 4 fois plus qu'avant la Seconde guerre mondiale, 2,5 fois plus que dans l'immédiat après-guerre. Le rapport s'établit désormais autour d'1/2 page produite par abonné, dégageant ainsi un volant financier plus important permettant d'assurer un volume de publication conséquent. Dans le même sens a joué l'évolution des techniques d'imprimerie dans les années 1990 : la composition par ordinateur, la possibilité de communiquer des articles déjà saisis sur disquettes, d'agrémenter plus facilement la revue, et notamment sa couverture, d'illustrations en couleur, de pré-découper les pages (longtemps, le coupe-papier a été l'attribut nécessaire de tout lecteur de la RHA), ont permis d'améliorer la qualité du produit sans inflation des coûts.

Ce vaste panorama a donc permis de constater combien la variation quantitative de la publication érudite cantalienne par le biais de la RHA n'était sans doute pas toujours due en priorité à l'importance de la production des chercheurs locaux, ni à des problèmes de présence et de vitalité d'un groupe meneur installé ou non dans la continuité (si ce n'est au lendemain de la Libération). Elle apparaît liée de façon non négligeable à la présence ou à l'absence d'un public réceptif. Public longtemps espéré en vain, à l'effectif stable pendant la plus grande partie du siècle, et qui ne s'étoffe que dans le dernier tiers de la période.

2 - « Grouper et encourager tous ceux qu'intéressent les choses de l'histoire, de la science, de l'archéologie et de l'art »


Quels ont donc été les contours successifs du public intéressé par les travaux d'érudition cantalienne ?
Quoique les fichiers d'abonnés ne soient pas conservés intégralement, nous avons pu procéder à six sondages, en 1899, 1910, 1920, 1949, 1956 et 1998, soit à peu près au début et à la fin de chacune des périodes repérées grâce à l'étude des variations de la pagination.

Les flux et reflux de la pagination et de la parution se sont accompagnés de variations parallèles dans les espaces de diffusion de la revue.

Au cours du siècle, la part des abonnés cantaliens non institutionnels a toujours été majoritaire. Elle tourne autour des 2/3 lors des périodes de (re)démarrage ou de difficultés (1899, 1949, 1920), montrant qu'il s'agit là d'une « base de repli », et elle se rétracte à un peu plus de la moitié lors des périodes d'expansion sinon de la revue, du moins de son aura (1910, 1998).

Pendant le premier demi-siècle (1899-1949), les abonnés aurillacois sont demeurés légèrement majoritaires parmi les abonnés cantaliens.
Pendant le second demi-siècle, la part d'Aurillac a au contraire fléchi, pour venir se situer à un peu moins d'1/3.
Globalement, la diffusion de la revue dans le Cantal s'est surtout appuyée sur la progression des communes modestes : elles regroupent 23 % des abonnés dès le départ, plus de la moitié un siècle après. On ne peut donc attribuer cela entièrement à une « rurbanisation » récente des campagnes, gagnées par l'installation d'actifs non-agricoles, d'autant plus qu'au moment où ce phénomène se manifeste, le rythme de croissance des abonnés de ces communes diminue.
En fait, on a ici le reflet d'une élite culturelle cantalienne composée dans un premier temps de rentiers retirés dans leurs terres, ou d'administrateurs en poste dans diverses communes, ainsi que d'ecclésiastiques dans leurs paroisses, et dans un deuxième temps seulement de membres des classes moyennes qui s'installent dans les zones péri-urbaines.

Contrairement à ce qui semble s'être passé dans bon nombre des autres sociétés savantes françaises, si l'on suit J.-P. Chaline , les membres résidant dans le Cantal n'ont jamais été les seuls à être considérés comme membre « titulaires ». A la SHA, on ne relève qu'un seul statut de membre, allant de pair avec celui d'abonné, et les non-résidants représentent toujours au moins le tiers des effectifs, ce qui ne peut laisser supposer qu'il s'agit d'érudits associés ou de faire-valoir.
Les abonnés non institutionnels de Paris et de la région parisienne, constituent pendant la première moitié du siècle la principale catégorie de non-résidants.
La part des abonnés du reste de l'Auvergne apparaît en retrait, se réduisant encore après la Seconde guerre mondiale.
En revanche, la part des abonnés du reste de la France, toujours légèrement en deçà de celle des abonnés parisiens jusqu'au second conflit mondial, la dépasse ensuite régulièrement d'1 point.
Or, l'étude de la localisation des abonnés non institutionnels extérieurs au Cantal révèle les logiques en jeu. On distingue en effet, outre la région parisienne, une zone d'implantation traditionnelle et relativement constante, le long d'une ligne Bordeaux-Lyon qui bifurque ensuite vers la vallée de la Saône. On peut y adjoindre un axe secondaire, qui gagne l'arc méditerranéen par le biais de l'Aveyron. Un dernier pôle, situé dans l'Ouest, est longtemps faible et esseulé, puis se renforce avant de se connecter au pôle parisien dont l'ampleur s'étend par capilarité, à l'instar des autres pôles ou axes. Si l'on met en regard la carte de la répartition des natifs du Cantal vivant dans les départements français en 1896, on constate une très forte correspondance d'ensemble. La diffusion de la revue hors du département s'est donc appuyée avant tout sur les émigrants cantaliens, qui donnaient ainsi la marque d'un attachement sinon nostalgique, du moins filial, au « pays ». Il en est allé de même pour les quelques abonnés présents à l'étranger (hors institutions), jamais supérieurs à 5 % de l'effectif.



En revanche, la carte des sociétés savantes correspondantes de la SHA, avec lesquelles il y a échange de revues sans abonnement, ne révèle pas les mêmes logiques. Ce réseau de relation n'est pas non plus dépendant de la densité des sociétés savantes, car il n'y a pas de correspondance avec les cartes d'implantation publiées par J.-P. Chaline , à l'exception peut-être de la région parisienne et du Nord. Ici, l'établissement des relations se fait plutôt de proche en proche, par cercles concentriques autour du Cantal. Quant à l'axe continu de relations qui court jusqu'à la pointe de la Bretagne, il est possible qu'il faille l'expliquer par le désir d'échanger des travaux sur des régions similaires, traditionnelles et rurales : en effet, la carte montre bien la faiblesse des contacts établis avec la France industrielle, à l'Est de la ligne St-Malo-Genève ou Le Havre-Marseille.

Pour l'étude de la répartition socio-professionnelle des abonnés, la représentativité de l'échantillon pour lequel nous disposons de données va s'amenuisant, mais demeure appréciable : 92,5 % de l'effectif en 1899, 46,5 % en 1998.

En fait, de ce point de vue, la principale césure partage l'avant et l'après Seconde guerre mondiale, une césure secondaire étant à placer quelque part entre 1956 et 1998.
Avant la moitié du siècle, quatre groupes dominent nettement :

En revanche, les professions liées à l'économie (ingénieurs, cadres, négociants, commerçants, industriels, artisans, banquiers) sont très modestement représentées : cumulées, elles ne parviennent pas à atteindre les 6 %, et leur part va même régressant.
Il s'agit donc globalement d'une élite, mais non de l'élite dans son ensemble. Une élite intellectuelle et non forcément financière En effet, l'intérêt pour la culture érudite va de pair avec des professions liées à la culture, aux textes, ou avec des situations de rentiers, voire avec l'appartenance à un milieu aristocratique nostalgique, en tous les cas avec une éducation marquée par les humanités.

Pendant les « Trente glorieuses », la proportion de fonctionnaires, d'ecclésiastiques, et, de façon moins marquée, de militaires, demeure stable, mais au sein de la fonction publique le rapport s'inverse, puisque les enseignants et chercheurs représentent désormais près des 2/3 puis plus des ¾ des effectifs. En revanche, les professions judiciaires enregistrent un recul marqué, régressant de moitié, de même que les « propriétaires », dont la part est divisée par plus de 5. Ce sont les professions libérales (où dominent toujours les médecins) et celles liées à l'économie qui progressent le plus : les premières voient leur part doubler, et les secondes sont multipliées par plus de 2,5.

La situation en 1998 ne fait qu'entériner le renforcement de ces tendances, enregistrant avant tout le recul de la proportion d'ecclésiastiques.

Doit-on parler de « démocratisation » de l'accès à la SHA et donc à la revue ? L'abandon de l'exigence du parrainage dans les années 1980 a pu le constater, ou y inciter plus encore. Mais il faut remarquer tout de suite que le spectre social des abonnées-membres demeure sélectif. En fait, les évolutions constatées sont surtout à mettre en relation avec l'émergence d'un grand public cultivé, celui des nouvelles classes moyennes ayant bénéficié d'une formation supérieure . Doit-on en conclure que la renaissance puis l'essor de la revue s'est appuyée sur l'éclosion d'une culture de masse, « consommée », et non plus seulement « produite » ' En partie seulement. Car, même si les fondateurs avaient pu concevoir la revue comme un outil avant tout destiné à des chercheurs amateurs ou professionnels, indiquant que « la société fera[it] connaître en les publiants les [documents d'archives] les plus précieux (...), que ses membre utiliseront dans des études sérieuses et impartiales » , de fait, dès les premiers temps, il y a eu, à côté d'un noyau actif d'érudits qui publiaient, une masse bien plus importante d'abonnés qui se contentaient d'être intéressés par ces travaux.

Ce sont avant tout les centres d'intérêt des membres successifs du noyau actif qui ont commandé la nature et l'évolution du contenu de la revue.

3- « De l'inédit, de l'historique, du local, du prouvé »


Une divergence semble apparaître entre, d'une part, les aspirations a priori de ce noyau, ou du moins ses positions de principe, qui veillent à ne pas privilégier un domaine de recherche plutôt qu'un autre, ou à souhaiter qu'ils bénéficient tous de la même considération, et, d'autre part, les faits, qui très tôt plaident en faveur d'un surcroît d'intérêt pour l'histoire.
Cette ambiguïté avait été décelée dès la séance de fondation, certains membres engageant alors un débat « sur le caractère exact de la société » . Il est clos par M. Delzons, qui réaffirme, comme cela avait été prévu par les initiateurs de la réunion, que la Société doit être « ouverte à toutes les spéculations de l'intelligence et (...) que la part revenant à telle ou telle science ne peut être fixée à l'avance, qu'elle sera déterminée par le nombre et la valeur des travailleurs de chaque catégorie et pourra, par conséquent, varier d'une année à l'autre » .

L'étude thématique du contenu de la revue a pu être menée à l'aide des tables. Seules les pages de bibliographie n'ont pas été prises en compte.
Quel que soit le mode d'évaluation retenu, par nombre d'articles ou par nombre de pages, l'histoire arrive largement en tête des domaines abordés : 58,5 % des articles, 72,4 % des pages.
La seconde position est occupée, selon le critère retenu, soit par les sciences (9,6 % des articles), soit par les articles institutionnels (13 % des articles).
Viennent ensuite la littérature et les arts (en fait, dans la majorité des cas, de l'histoire littéraire ou de l'histoire de l'art).
La géographie humaine et le folklore, enfin, n'ont constitué que des centres d'intérêt ponctuels.

On distingue trois périodes.
L'histoire domine nettement (plus de 55 % des articles, plus de 69 % des pages) des années 1900 aux années 1930, associée alors de façon privilégiée aux sciences, puis de nouveau à partir des années 1970, associée cette fois à l'art.
Entre temps, des années 1930 aux années 1960, avec des phases de transition avant et après, la pluralité des domaines abordés est relativement mieux assurée. La part des sciences connaît son maximum dans les années 40, celles de l'art et de la géographie humaine dans les années 50, celle de la littérature dans les années 60 (grâce, par exemple, à l'hommage à M.-A. Méraville).
La périodisation ainsi repérée, mettant en avant 1940 et 1970 comme dates charnières, ne correspond pas à celle que l'on avait pu dégager en étudiant les variations de la masse globale de travaux produits.
Etant donné qu'il s'agit ici de cycles d'environ 30-35 ans, on peut se demander s'il ne faut pas mettre la chronologie observée en relation avec l'existence de générations d'auteurs qui se succèdent l'une après l'autre, chacune avec ses centres d'intérêt privilégiés.

L'impact de ces renouvellements successifs de générations se retrouve de la même manière dans l'évolution des centres d'intérêt manifestés en matière d'histoire, le principal domaine exploré par la RHA.

La période la plus fréquemment traitée est l'histoire moderne, avec 30,9 % des articles. Néanmoins, sa présence est surtout forte jusqu'aux années 1960, allant jusqu'à constituer la moitié des articles voire davantage; par la suite, elle ne représente plus qu'un quart de la production environ. La suprématie de l'histoire moderne est plus marquée encore si l'on y adjoint, selon la partition classique des époques, l'histoire de la Révolution et de l'Empire.
L'histoire médiévale et l'histoire contemporaine se disputent la deuxième place, autour de 20 %. Mais l'histoire médiévale est surtout présente pendant la première moitié du siècle. En revanche, l'émergence de l'histoire contemporaine correspond avant tout au dernier tiers du siècle.
L'histoire ancienne et la préhistoire paraissent quelque peu négligées en revanche. Il est vrai, cependant, que les travaux touchant la préhistoire réclament une haute spécialisation, qui restreint le champ des auteurs qui peuvent publier des travaux : les articles sur ce domaine sont ainsi concentrés de façon privilégiée dans le premier demi-siècle, car en grande partie dus à Alphonse Aymar. Il en va de même pour l'histoire ancienne, qui pour le Cantal ne peut guère être abordée par les textes et suppose donc le recours à l'archéologie ; c'est principalement aux travaux d'Alphonse Vinatié qu'on lui doit de figurer plus fréquemment dans la RHA depuis les années 1970. En outre, le Cantal n'a guère conservé dans son paysage d'empreintes de la romanisation, ce qui atténue l'intérêt immédiat que peuvent porter les Cantaliens à cette période, et peut expliquer qu'elle soit peu abordée dans la revue.

Ainsi, la sensibilité au patrimoine local visible, et le niveau de technicité requis pour aborder telle ou telle époque, sont apparemment des facteurs essentiels à prendre en compte, à côté des goûts de chacun, pour comprendre la distribution des époques traitées au sein de la revue.

Cette évolution de la façon d'aborder l'histoire est en partie confirmée par l'étude des domaines traités.

La religion, très présente dès le départ, connaît une léger retrait dans les années 60 puis un certain regain d'intérêt dans le dernier tiers du siècle, marquant peut-être la transition d'une école historique à l'autre. L'histoire sociale ne s'installe en tête des domaines abordés que pendant l'entre-deux guerres, et l'histoire économique prend de l'ampleur seulement au milieu du siècle. Or ce mouvement va de pair avec l'essor de « l'école des Annales ». De même, l'histoire politique « décolle » vraiment de sa moyenne dans les années 80, selon un mouvement contemporain du manifeste de René Rémond en faveur de son renouveau .
Inversement, vers le milieu du siècle, et plus encore à partir des années 1960, on avait enregistré le recul des articles d'archivistique, d'historiographie, d'héraldique, de sigillographie, de numismatique, de même que des simples monographies locales (de monuments, communes, bâtiments), ou encore des travaux d'histoire institutionnelle, qui tous répondaient davantage aux aspirations de l'école historique dite « méthodique » ou « positiviste » cherchant avant tout à rassembler des documents et à les soumettre à la critique pour établir des faits.

On peut donc en conclure que, nonobstant la qualité d'amateurs d'un bon nombre des érudits qui ont alimenté la RHA en études, ceux-ci n'ont pas constitué un isolat, mais se sont au contraire montrés perméables, sinon à l'évolution des problématiques et des méthodologies historiques, du moins à celle des tendances de la recherche.

Ce n'est pourtant sans doute pas cela qui a fait l'intérêt de la revue pour la plus grande partie de ses abonnés. L'élément central de la devise était : « du local ». La RHA s'est positionnée incontestablement comme la revue traitant du patrimoine cantalien. En effet, mis à part les numéros spéciaux constituant des actes de colloque, la quasi-totalité des articles concernent le Cantal. Pour la relancer en 1952, c'est « à tous ceux qui, de près ou de loin, s'intéressent à la petite patrie, à son histoire, à son passé, à son avenir » qu'Henri Tricot lançait son appel. Dès le départ, elle était devenue un des éléments symboliques de matérialisation d'un lien identitaire pour une élite émigrée. Et dans les années 1980, son élan s'est vraisemblablement appuyé sur l'essor au sein du grand public cultivé de l'« affection de mémoire » (J.-P. Rioux) face aux « embarras d'identité » liés au passage vers la société post-industrielle, et dont la consécration de l'année 1980 comme « année du patrimoine » avait entériné et renforcé l'émergence .


Le portrait type des adhérents de la SHA abonnés de la RHA ne diffère donc guère de celui dressé par J.-P. Chaline au niveau national : il s'agit là aussi d'une élite, plus culturelle que sociale et financière, moins marquée par un amateurisme isolé qu'on a bien souvent voulu l'en accuser, un peu esseulée au milieu du siècle, régénérée et renforcée ces dernières décennies.
On avait néanmoins insisté en commençant sur son penchant pour l'écrit et la publication, apparemment plus important qu'à l'accoutumée. On peut espérer avoir mis le doigt sur un de ses principaux facteurs d'explication en montrant combien la revue était liée au réseau des émigrants cantaliens. J.-P. Chaline avait insisté sur le rôle des sociétés savantes comme lieux de sociabilité. Pour un département comme celui-ci, frappé depuis les années 1830 par une forte hémorragie démographique, la sociabilité, conçue classiquement comme fondée sur des rencontres répétées, n'est peut-être pas systématiquement la forme privilégiée du lien social à l'échelle communautaire : celui-ci peut souvent passer par la correspondance, ou par la marque symbolique de l'appartenance au groupe dont, pour l'élite cultivée, l'adhésion à une société savante, confondue avec l'abonnement à sa revue, peut être un support privilégié.

Vincent FLAURAUD